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Un texte émouvant de Karl Akiki (Promo 1999), "là où tout a commencé"...

Date: 23/06/2022

Revenir aux sources, revenir sur les lieux du crime et… ne pas en revenir… tout simplement…

À Jamhour, un nouveau Prix d’Honneur de Français vient d’être initié par Nicole Hadaya et l’ Amicale des Anciens Élèves de Jamhour (Rindala Baalbaki Fayad).

Grande marque de confiance de leur part : j’ai fait partie du jury et j’étais présent ce matin, « en haut », « sur la colline » pour la proclamation des résultats…

Si me souvenirs sont bons, ce Prix d’Honneur j’y avais participé haut la main lorsque j’étais élève en Terminale… en Philosophie… avec Karim Al-Dahdah, n’est-ce pas ?

L’occasion de revenir là où tout a commencé, là où tout recommence à chaque bifurcation de ma  

vie…

Cérémonie à 10h dans le hall des Secondes (ton ancienne cafèt’ des Grands).

Tu arrives plus tôt, beaucoup plus tôt, pour faire un tour… L’église est toujours là : en dehors de toute considération religieuse ou littéraire, elle trône, majestueuse et rassurante… en réalité, ce qui rassure ici, ce sont les courbes… les courbes du dôme, les courbes des escaliers, les courbes des rambardes, les courbes des jardins, les courbes des chemins…  

C’est peut-être aussi ça l’éducation jésuite au discernement, celle qui te fait suivre les courbes et leurs déclinaisons, qui te fait comprendre que les chemins ne sont jamais droits, que les solutions ne  

sont jamais toutes tracées et que le bonheur se trouve dans les petits coins et recoins insoupçonnés…

Oui ! Jamhour a changé…  

J’y ai été élève de 1987 à 1999 et prof de 1999 à 2009… 22 ans ! Deux  

règnes de recteur…  

Celui du Père Dalmais avec sa veste posée sur ses épaules et devant le passage duquel nous tremblions tous…  

Celui du Père Daccache comme élève puis comme prof, lui qui t’a toujours fait confiance et qui t’a toujours accompagné et soutenu dans tes folies… jusqu’à  

aujourd’hui, à l’USJ.

22 ans… Il était temps de couper le cordon à l’époque – encore une fois, non, je n’ai pas été renvoyé… je suis parti, tout simplement… parce qu’il le fallait… et j’ai toujours la clé A qui ouvre toutes les portes… je l’ai gardée… comme un talisman… un peu comme cette « clé du retour » que les Palestiniens se passent en héritage…

Des souvenirs d’élève et des souvenirs de profs qui se mêlent et s’entremêlent… mais c’est fou comme ça fait du bien !

Tu es chez toi, « men ahl el beit » comme tu le dis… Tu connais chaque sentier… chaque coin… chaque préau… du moins ceux du bas, ceux d’avant les nouvelles constructions…

Tes pas, involontairement, suivent les pavés, contournent les bâtiments… puis tes souliers crissent sur le sol dallé… le même son revient… le même glissement… le même crissement du caoutchouc sur  

le marbre…

La cloche sonne… le même timbre… par réflexe, tu te couvres les oreilles… les odeurs sont toujours là… celles des arbres… celles du papier… celles des photocopieuses… celles de la sueur… celles des cierges allumés et éteints dans cette crypte où le Père Alex officiait le matin, sous la grande église…

C’est lui qui t’avait appris qu’il ne fallait jamais enregistrer un document sur ordinateur en mettant des espaces entre les mots… Tu le revois avec sa sacoche noire…

Premier arrêt comme cela se doit : le bureau de coordination de français. Il n’est plus où il était… Tu te souviens Joelle Ayache comment nous l’avions repeint en vert et comment nous avions collé la rencontre du Lys dans la vallée sur le mur à côté de cette fenêtre oblique qui s’ouvrait comme une fente ? Une première à l’époque… et une dernière… Merci Michèle Sayegh Naja ????

L’âme de Naim Saadé, de Laurence Abou Chacra, d’Évelyne Khoury est toujours là… ils ne sont plus là… l’âme des autres, ceux qui sont toujours là, mais plus  

dans ces lieux, continuent à hanter les murs, les étagères des livres que tu avais rangés… que tu avais transportés de chez Mme Berthe quand tu étais élève…

Le bureau de Nagy Khoury est toujours là… Tu n’y es plus ya Nagy, mais le lieu est là… avec tous les souvenirs de l’effervescence culturelle qui y régnait… tout le trépignement pour la préparation du Nous du collège…

La salle des profs est toujours là… renouvelée… Quand tu étais prof, tu n’y entrais pas… pendant 10ans… lieu sacré, au sommet d’un escalier, réflexe d’élève… même aujourd’hui, tu es resté sur le  

perron…

La carte du Liban faite par le père Charvet et ses statues sont toujours là… le globe n’y est plus mais les courbes du territoire demeurent… les photos en début d’année, c’était lui qui les prenait… en  

noir et blanc… tu te souviens comment ton père t’avait présenté au Père Charvet que lui aussi avait connu quand il était élève… Une sorte de rituel, une secte qui se perpétue et se comprend…

À côté, la bibliothèque des Moyens… c’était mon royaume quand j’étais élève…  Joelle Triolet m’avait nommé responsable de ce lieu que j’avais arrangé, changé, amélioré… Club des cinq, Clan  

des 7, Alice… chacun avait sa place et sa catégorie… mon monde… où je régnais en tyran… où ma passion pour la littérature a accouché d’elle-même…

Les escaliers des photos de classe sont toujours là… avec la même ombre… « el 2sar eddem woul twal wara »… « chemise dans le pantalon »… « mademoiselle, attachez vos cheveux »…. « croisez les  

jambes »… Un grand panneau qui indique l’année, la classe et la section… quel prof sera immortalisé avec la classe ? Puis retour en classe, « en rang et en silence »

Le couloir de l’Administration avec ses portes vermoulues… tu entraperçois l’éternelle Alice toujours en short et en basket et en casquette… un sourire qu’on n’oublie pas… aucune ride… aucune perte  

d’énergie…  

Les salles P1,P2,P3, M1,M2,M3, G, G2, G3… les salles d’examens… les cartables sont toujours abandonnés devant les portes… les feuilles de cours en sortent, exsangues, colorées au feutre… à  

l’intérieur, des élèves courbent l’échine et les surveillants… surveillent… c’est fou ce que je détestais surveiller quand j’étais prof…

Les labos sont toujours là… tu y allais sans rien comprendre… il fallait faire ce que Monsieur Abdelhak te disait de faire et ce que M. Chrabieh jugeait bon… heureusement que cela se faisait en  

groupes…

Ce qui est inamovible, ce sont les vitrines de Monsieur Triolet… avec toutes les curiosités qu’elles recèlent… M. Triolet qui entrait en classe avec sa Gitane et qui l’éteignait entre les doigts… M. Triolet  

qui notait 0 ou 10… M. Triolet qui, comme sa fille, t’avait fait aimer la Bio et les problèmes de souris blanches et noires, de chapon, de mitochondries, de cellules nerveuses en étoiles etc.

Le bureau du Préfet où j’ai été convoqué à plusieurs reprises en tant que prof pour une salle d’académie en feu, des élèves perdus dans la forêt, un élève jouant Phèdre et se retrouvant à poil  

(pensée à Nabih Esta)… que de souvenirs, n’est-ce pas Wassim Selwan…

Le jardin des Pères où j’ai donné mes plus beaux cours en pleine nature… le potager des Pères… la cour où se faisait l’hymne au drapeau… puis détour vers l’église pour chanter « Toi notre mère…»… le cadran solaire… la photo de Saint Ignace de Loyola… «khozz wa kbal menni ya rabbi 7ouriyati koullaha…»…. Les autocars avec leur bleu si particulier… et l’écusson…

Des mastodontes te reviennent en mémoire… M. Baalbaki avec sa voix de stentor qui te rappelait un personnage de Dostoievski… M. Abou Chacra, énorme, avec son chapelet et ses  

envolées lyriques… M. Gharzouzi, M. Barbar, M. Khoury-Jebran… Et surtout M. Gebran que tu as revu il y a quelques jours… « Votre copie donnerait une indigestion à un caméléon adulte »… et le  

père Victor…  

Et puis les bureaux de l’Amicale des Anciens où tu retrouves beaucoup de souvenirs… beaucoup de  

noms d’élèves et de camarades partis trop tôt… une sorte de lieu hors du temps où tout ce à quoi nous, ados, voulions imprimer notre désordre, est préservé… comme une ancre qui demeure dans  

un réceptacle protecteur en verre… pour notre retour… pour nos retours…

Non ! Jamhour n’a pas changé en fait… les souvenirs sont toujours là… vibrant… avec ce doux goût de madeleine de Proust…  

Tu retrouves tes anciens collègues… quelques rides, quelques cheveux blancs mais la joie de se retrouver après tant d’années… avec un point commun… celui d’avoir aimé et d’avoir servi dans un  

même lieu… pour une même cause… un même Magis… malgré tout…

Les arbres, les plantes, les fleurs, eux, demeurent… témoins des secrets, des baisers volés, des pleurs  

étouffés… ils fleurissent et gardent le sanctuaire…

Il est temps de partir, de sortir, de redescendre… La grille est toujours là… Et Jacques n’y est plus…